Une vendetta (1883)


La nouvelle est un outil privilégié du réalisme, puisqu’elle met en abyme une facette essentielle du réel : la particularité. Si sa durée et son rythme sont à la mesure de la chose représentée plus intense, le récit doit cependant être manié par l’auteur de façon à s’organiser littérairement, demandant que l’action soit unie, les actants restreints, et l’explicit abrupt. Tout le génie de l’auteur sera donc, dans ce tuyau qui rapetisse et où l’eau prend de la vitesse, de manier ces éléments et de concentrer la cohérence de l’histoire.
« Une vendetta » fut écrite par Maupassant et publiée en 1883 dans un quotidien. Participante du courant réaliste, elle met en œuvre divers procédés, plus ou moins systématiques chez l’auteur, pour mettre en place la trame du récit.

Yvonne Jean-Haffen, XXe s., Bonifacio


Une vendetta


La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d’écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. À ses pieds, de l’autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu’aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d’Ajaccio.
Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l’air de nids d’oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s’aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui à peine vêtue d’herbe ; il s’engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d’écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l’air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l’eau.
La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé.
Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne « Sémillante », grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au jeune homme pour chasser.
Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traîtreusement, d’un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.
Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder ; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu’on restât avec elle, et elle s’enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d’une façon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l’œil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.
Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemise arrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s’étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.
La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.
— Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu ? C’est la mère qui le promet ! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien.
Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.
Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.
Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu’au matin.
Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio.


Il n’avait laissé ni frère ni proches cousins. Aucun homme n’était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la mère y pensait, la vieille.
De l’autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la côte. C’est un petit village sarde, Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de revenir, de retourner au maquis. C’est dans ce village, elle le savait, que s’était réfugié Nicolas Ravolati.
Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort ? Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle ? Elle ne dormait plus la nuit, elle n’avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin. Depuis que son maître n’était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l’eût appelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n’efface.
Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif et féroce. Elle la médita jusqu’au matin ; puis, levée dès les approches du jour, elle se rendit à l’église. Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant de l’aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la force qu’il lui fallait pour venger le fils.
Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien baril défoncé, qui recueillait l’eau des gouttières ; elle le renversa, le vida, l’assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres ; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche, et elle rentra.
Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre, l’œil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était là-bas, l’assassin.
La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La vieille, au matin, lui porta de l’eau dans une jatte ; mais rien de plus : pas de soupe, pas de pain.
La journée encore s’écoula. Sémillante, exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.
La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête, devenue furieuse, aboyait d’une voix rauque. La nuit encore se passa.
Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin, prier qu’on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de vieilles hardes qu’avait portées autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.
Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d’un paquet de vieux linge.
La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et se taisait, bien que dévorée de faim.
Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.
Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate à l’homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elle déchaîna la chienne.
D’un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer. Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis s’élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes, arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier.
La vieille, immobile et muette, regardait, l’œil allumé. Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours, et recommença cet étrange exercice.
Pendant trois mois, elle l’habitua à cette sorte de lutte, à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l’enchaînait plus maintenant, mais elle la lançait d’un geste sur le mannequin.
Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans même qu’aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé pour elle.
Dès qu’elle apercevait l’homme, Sémillante frémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait : « Va ! » d’une voix sifflante, en levant le doigt.


Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla se confesser et communia un dimanche matin, avec une ferveur extatique ; puis, ayant revêtu des habits de mâle, semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, de l’autre côté du détroit.
Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et l’excitait.
Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demanda la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.
La vieille poussa la porte et l’appela :
— Hé ! Nicolas !
Il se tourna ; alors, lâchant sa chienne, elle cria :
— Va, va, dévore, dévore !
L’animal, affolé, s’élança, saisit la gorge. L’homme étendit les bras, l’étreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds ; puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait le cou, qu’elle arrachait par lambeaux.
Deux voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de brun que lui donnait son maître.
La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là.


J.-B. Bassoul, XXe s., Bisinchi

I. Les aspects de la nature


1. La situation


Bonifacio se trouve être au-delà du monde humain, ancré dans un décor naturel. Mais nous sommes aussi à la frontière de la mort, comme l’attestent le crime, l’âge de la femme, le lieu encore. L’auteur le marque expressément en écrivant ce « passage terrible où ne s’aventurent guère les navires », ou ce « nids d’oiseaux sauvages ».


2. La mère et le fils


Nous recentrant sur le personnage principal, nous voyons qu’il se décline selon au moins deux perspectives, dont celle qui rend la femme mère. Remarquons surtout que le personnage est référé au début comme « la veuve Saverini », et qu’elle ne « devient » mère qu’à partir de l’instant ou son fils Antoine est assassiné. Et dès la maturation de sa combine, tout en restant mère elle devient la « vieille » : « Seule, la mère y pensait, la vieille. »


3. L’animal


La chienne « Sémillante », en tant qu’animal (nature) est référée comme « animal » une seule fois, lorsqu’elle saute à la gorge de l’homme. Mais lorsqu’elle devient la complice de la mère, l’auteur l’animalise davantage : « les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne. »


II. Les aspects de la culture


1. Les valeurs d’église et de justice


La société est comme divisée en deux par le passage de mer entre la Corse et la Sardaigne : d’un côté les justes, de l’autre, dans un autre village, les criminels. Mais de manière bien plus intéressante, la veuve se rend trois fois à l’église : la première pour l’enterrement, la seconde suit son idée de vengeance, la dernière précède l’acte de vengeance. La distance entre une justice humaine — et même des affinités sociales, « bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio », un voisin semble absent — et divine est augmentée à la fois dans la scission entre Corse et Sardaigne (la justice des humains en Corse ne ferait pas son travail), mais surtout pour rapprocher l’être solitaire et en deuil à son envers divin.


2. La veuve


La mère est encore une fonction sociale, par rapport à la famille, lieu d’intersection entre nature et culture. Mais l’usage du mot « veuve », outre d’appuyer sur le champ lexical de la mort, renvoie à la femme mariée par l’église, par la communauté. Comme nous l’avons dit, elle ne l’est qu’avant la mort de son fils.


3. La chienne


Si la chienne appartient à la nature comme animal, elle reste néanmoins liée à une non-nature puisqu’elle est domestiquée. Dire sa race veut encore dire sa valeur culturelle (« gardeurs de troupeaux) et son usage personnel : « Elle servait au jeune homme pour chasser. »


III. L’intersection entre nature et culture


1. L’humanisation de l’animal


La proximité entre Sémillante et la mère ne se borne pas aux besoins de la domesticité de l’animal : « Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne Sémillante ». Mais quand la mort du fils survient, la relation s’amplifie, comme le marque l’auteur : « avec la chienne », « Elle ne bougeait pas plus que la mère », « toutes les deux, la femme et la bête ». L’attribution de caractères plus ou moins humains est encore caractéristique de ce lien, par exemple les verbes hurler, se taire, gémir, « elle poussait une plainte ». Plus encore, la chienne aurait gardé elle aussi la souffrance : « Depuis que son maître n’était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l’eût appelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n’efface. »
Quand vient l’idée d’en faire un instrument de vengeance, la relation alors prend ses distances, la bête est enchaînée dehors et devient l’objet d’un dressage, au-delà duquel cependant elle saurait participer puisqu’elle semble avoir une parenté de sentiments avec la mère.


2. L’animalisation de l’humain


Inversement, la mère est animalisée par plusieurs traits, jusqu’à la limite possible : sa douleur de mère précisément. Voyant le corps de son fils, « elle ne pleura pas », et bien vite promet la vengeance ; elle est bientôt seule, sans soutien du côté humain malgré sa vieillesse : « Seule, la mère y pensait, la vieille », elle était « si près de la mort ? »
La proximité à la chienne est souvent frappante, dans le geste ou la voix sifflante de la mère ; l’auteur la manifeste par un parallélisme quelquefois : « Elle ne dormait plus la nuit, elle n’avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin », ou encore : « l’œil fixe », « la vieille, immobile et muette, regardait, l’œil allumé », que l’on comparera aux yeux — pluriels — de la chienne.  Quand elle eut « une idée de sauvage vindicatif et féroce », la naturalité comme resurgie des entrailles de l’homme fait en même temps surface dans le texte.




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