Insérée dans un recueil de nouvelles intitulé Contes du jour et de la nuit, 1885, la
présente œuvre a été et est encore très étudiée. Relativement courte, elle donne
un goût de Flaubert, d’Emma Bovary, thème récurrent de la femme dont la vie ne
jouxte nullement l’empire de ses rêves et désirs forcément accouplés au regret.
Bien plus, elle a forte teneur morale, semblant résider dans les limbes de l’hybris antique, précipitant celui qui
désirait davantage proportionnellement plus bas que sa moyenne condition.
Double fatalité encore, celle dans laquelle se voit emprisonnée l’héroïne, et
celle de l’auteur qui la jette du haut du rempart, autrement qu’une Cendrillon qui elle eut le courage de se
résigner à son sort ; inverse même, puisque la créature de Perrault reste « cent
fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues très magnifiquement, » et qu’ici
nulle marraine ne saurait infuser de son merveilleux dans ce qui pourtant a la
même architecture narrative. Ici rien de tel, la dette qu’a dévorée une soirée,
un accident en apparence infime, se paiera une vie.
Deschamps, La prière, fin XIXe s. |
La parure
C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées,
comme par une erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas
de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée
par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit
commis du ministère de l’instruction publique.
Elle fut simple ne pouvant être parée, mais
malheureuse comme une déclassée ; car les femmes n’ont point de caste ni
de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de
famille. Leur finesse native, leur instinct d’élégance, leur souplesse
d’esprit, sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales
des plus grandes dames.
Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes
les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son
logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des
étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même
pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui
faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves
éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures
orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands
valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la
chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie
ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits
salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis
les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes
envient et désirent l’attention.
Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table
ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait
la soupière en déclarant d’un air enchanté : « Ah ! le bon
pot-au-feu ! je ne sais rien de meilleur que cela... », elle songeait
aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les
murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de
féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles
merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de
sphinx, tout en mangeant la chair rose d’une truite ou des ailes de gélinotte.
Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et
elle n’aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant
désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.
Elle avait une amie riche, une camarade de couvent
qu’elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle
pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de
détresse.
∴
Or, un soir, son mari rentra, l’air glorieux, et
tenant à la main une large enveloppe.
— Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi.
Elle déchira vivement le papier et en tira une carte
qui portait ces mots :
« Le ministre de l’instruction publique et Mme
Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire l’honneur
de venir passer la soirée à l’hôtel du ministère, le lundi 18 janvier. »
Au lieu d’être ravie, comme l’espérait son mari, elle
jeta avec dépit l’invitation sur la table, murmurant :
— Que veux-tu que je fasse de cela ?
— Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente.
Tu ne sors jamais, et c’est une occasion, cela, une belle ! J’ai eu une
peine infinie à l’obtenir. Tout le monde en veut ; c’est très recherché et
on n’en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.
Elle le regardait d’un œil irrité, et elle déclara
avec impatience :
— Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller
là ?
Il n’y avait pas songé ; il balbutia :
— Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle
me semble très bien, à moi...
Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme
pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers
les coins de la bouche ; il bégaya :
— Qu’as-tu ? qu’as-tu ?
Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa
peine et elle répondit d’une voix calme en essuyant ses joues humides :
— Rien. Seulement je n’ai pas de toilette et par
conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue
dont la femme sera mieux nippée que moi.
Il était désolé. Il reprit :
— Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait-il, une
toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d’autres occasions,
quelque chose de très simple ?
Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses
comptes et songeant aussi à la somme qu’elle pouvait demander sans s’attirer un
refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe.
Enfin, elle répondit en hésitant :
— Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu’avec
quatre cents francs je pourrais arriver.
Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette
somme pour acheter un fusil et s’offrir des parties de chasse, l’été suivant,
dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des
alouettes, par là, le dimanche.
Il dit cependant :
— Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche
d’avoir une belle robe.
∴
Le jour de la fête approchait, et Mme
Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant.
Son mari lui dit un soir :
— Qu’as-tu ? Voyons, tu es toute drôle depuis
trois jours.
Et elle répondit :
— Cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une
pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais
presque mieux ne pas aller à cette soirée.
Il reprit :
— Tu mettras des fleurs naturelles. C’est très chic en
cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques.
Elle n’était point convaincue.
— Non... il n’y a rien de plus humiliant que d’avoir
l’air pauvre au milieu de femmes riches.
Mais son mari s’écria :
— Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme
Forestier et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec
elle pour faire cela.
Elle poussa un cri de joie.
— C’est vrai. Je n’y avais point pensé.
Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui
conta sa détresse.
Mme Forestier alla vers son armoire à
glace, prit un large coffret, l’apporta, l’ouvrit, et dit à Mme
Loisel :
— Choisis, ma chère.
Elle vit d’abord des bracelets, puis un collier de
perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d’un admirable travail. Elle
essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les
quitter, à les rendre. Elle demandait toujours :
— Tu n’as plus rien d’autre ?
— Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te
plaire.
Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin
noir, une superbe rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un
désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de
sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle-même.
Puis, elle demanda, hésitante, pleine
d’angoisse :
— Peux-tu me prêter cela, rien que cela ?
— Mais oui, certainement.
Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avec
emportement, puis s’enfuit avec son trésor.
∴
Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut
un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et
folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient
à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le
ministre la remarqua.
Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée
par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la
gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces
hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette
victoire si complète et si douce au cœur des femmes.
Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari,
depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs
dont les femmes s’amusaient beaucoup.
Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu’il avait
apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la
pauvreté jurait avec l’élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut
s’enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient
de riches fourrures.
Loisel la retenait :
— Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais
appeler un fiacre.
Mais elle ne l’écoutait point et descendait rapidement
l’escalier. Lorsqu’ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de
voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu’ils
voyaient passer de loin.
Ils descendaient vers la Seine, désespérés,
grelottants. Enfin, ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés
noctambules qu’on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s’ils eussent été
honteux de leur misère pendant le jour.
Il les ramena jusqu’à leur porte, rue des Martyrs, et
ils remontèrent tristement chez eux. C’était fini, pour elle. Et il songeait,
lui, qu’il lui faudrait être au Ministère à dix heures.
Elle ôta les vêtements dont elle s’était enveloppé les
épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais
soudain elle poussa un cri. Elle n’avait plus sa rivière autour du cou !
Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :
— Qu’est-ce que tu as ?
Elle se tourna vers lui, affolée :
— J’ai... j’ai... je n’ai plus la rivière de madame
Forestier.
Il se dressa, éperdu :
— Quoi !... comment !... Ce n’est pas
possible !
Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les
plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point.
Il demandait :
— Tu es sûre que tu l’avais encore en quittant le
bal ?
— Oui, je l’ai touchée dans le vestibule du Ministère.
— Mais si tu l’avais perdue dans la rue, nous
l’aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre.
— Oui. C’est probable. As-tu pris le numéro ?
— Non. Et toi, tu ne l’as pas regardé ?
— Non.
Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se
rhabilla.
— Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous
avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.
Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans
force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.
Son mari rentra vers sept heures. Il n’avait rien
trouvé.
Il se rendit à la Préfecture de police, aux journaux,
pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures,
partout enfin où un soupçon d’espoir le poussait.
Elle attendit tout le jour, dans le même état d’effarement
devant cet affreux désastre.
Loisel revint le soir, avec la figure creusée,
pâlie ; il n’avait rien découvert.
— Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé
la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le
temps de nous retourner.
Elle écrivit sous sa dictée.
∴
Au bout d’une semaine, ils avaient perdu toute
espérance.
Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :
— Il faut aviser à remplacer ce bijou.
Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l’avait
renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il
consulta ses livres :
— Ce n’est pas moi, madame, qui ai vendu cette
rivière ; j’ai dû seulement fournir l’écrin.
Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier,
cherchant une parure pareille à l’autre, consultant leurs souvenirs, malades
tous deux de chagrin et d’angoisse.
Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais-Royal, un
chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu’ils
cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à
trente-six mille.
Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre
avant trois jours. Et ils firent condition qu’on le reprendrait pour
trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de
février.
Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait
laissés son père. Il emprunterait le reste.
Il emprunta, demandant mille francs à l’un, cinq cents
à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des
engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs.
Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir
même s’il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de
l’avenir, par la noire misère qui allait s’abattre sur lui, par la perspective
de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla
chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand
trente-six mille francs.
Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme
Forestier, celle-ci lui dit, d’un air froissé :
— Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car je pouvais
en avoir besoin.
Elle n’ouvrit pas l’écrin, ce que redoutait son amie.
Si elle s’était aperçue de la substitution, qu’aurait-elle pensé ?
qu’aurait-elle dit ? Ne l’aurait-elle pas prise pour une voleuse ?
∴
Mme Loisel connut la vie horrible des
nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, tout d’un coup, héroïquement. Il
fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ;
on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.
Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses
besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les
poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les
chemises et les torchons, qu’elle faisait sécher sur une corde ; elle
descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à
chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez
le fruitier, chez l’épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant,
injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.
Il fallait chaque mois payer des billets, en
renouveler d’autres, obtenir du temps.
Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les
comptes d’un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq
sous la page.
Et cette vie dura dix ans.
Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout,
avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêts superposés.
Mme Loisel semblait vieille, maintenant.
Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal
peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut,
lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au
bureau, elle s’asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée
d’autrefois, à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.
Que serait-il arrivé si elle n’avait point perdu cette
parure ? Qui sait ? qui sait ? Comme la vie est singulière,
changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous
sauver !
∴
Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour
aux Champs-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut
tout à coup une femme qui promenait un enfant. C’était Mme
Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.
Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui
parler ? Oui, certes. Et maintenant qu’elle avait payé, elle lui dirait
tout. Pourquoi pas ?
Elle s’approcha.
— Bonjour, Jeanne.
L’autre ne la reconnaissait point, s’étonnant d’être
appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise.
Elle balbutia :
— Mais... madame !... Je ne sais... Vous devez
vous tromper.
— Non. Je suis Mathilde Loisel.
Son amie poussa un cri.
— Oh !... ma pauvre Mathilde, comme tu es
changée !...
— Oui, j’ai eu des jours bien durs, depuis que je ne
t’ai vue ; et bien des misères... et cela à cause de toi !...
— De moi... Comment ça ?
— Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que
tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère.
— Oui. Eh bien ?
— Eh bien, je l’ai perdue.
— Comment ! puisque tu me l’as rapportée.
— Je t’en ai rapporté une autre toute pareille. Et
voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n’était pas aisé pour
nous, qui n’avions rien... Enfin c’est fini, et je suis rudement contente.
Mme Forestier s’était arrêtée.
— Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour
remplacer la mienne ?
— Oui. Tu ne t’en étais pas aperçue, hein ? Elles
étaient bien pareilles.
Et elle souriait d’une joie orgueilleuse et naïve.
Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux
mains.
— Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne
était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !...
Lebourg, Quais à Paris, fin XIXe s. |
Relecture cursive
I. La vie
Une vie morne, sentant la classe moyenne du Folantin si
amèrement peinte par Huysmans, là se centre sur un couple ordinaire, dont le
mari est employé à un quelconque ministère. Une vie qui manque de tout, quand
on la voit avec l’œil qui l’a rêvée et songe, amer, encore. Une vie sans autre
but que l’accomplissement de sa durée, enchevêtrée entre la misère et la montre,
ne voyant des étoffes que la laideur, quand les autres, entre lesquels l’on se
trouve pris, ne sauront attribuer cela, manquant de laideur dans leurs
appartements ou n’ayant pas d’étoffes du tout.
Aussi l’héroïne, Madame Loisel, est décrite avec cette
manière qui reprend la médiocrité, avec ce « comme » : « comme par une erreur du destin », « comme
une déclassée » qui ne songe qu’au-delà de sa caste, n’épousant dans l’âpre
et quotidien désastre — au sens premier du mot — que le rêve, puis chute encore
et pleure, écrasée par le regret.
II. L’ouverture, au sein de deux événements
extrêmes
Ce quotidien soudain connaît l’heureuse fracture quand le
mari y apporte, par une lettre d’invitation, ce que la jeune femme croit mériter
: la gloire. La réaction de Mme Loisel est négative : elle doit plaire et
n’a rien pour cela, déblayant alors la voie de l’acquisition, vers une robe
acquittée et une parure empruntée.
Le jour de la fête, aussi court dans le texte qu’un jour
l’est dans une vie, décline assez brusquement d’abord vers psychologie d’une
femme qui refuse d’être dégrisée de son bonheur — « elle [...] voulut s’enfuir »,
— réelle d’un couple au désespoir encore fictif de ne trouver de fiacre, et bientôt
bel et bien catastrophique.
III. La chute
La parure s’égare. Alors commence une vie, véritable
cette fois, de cette « misère » dont se considérait entachée Mme
Loisel au début. L’auteur nous y transporte en rétrécissant, vers la
particularité, la dimension du temps et de l’espace : si la nouvelle s’ouvre
avec des « sans cesse », des imparfaits d’habitude, l’habituelle et
rêvée « causerie de cinq heures » ; si l’opportunité de la
lettre mobilise « un soir » quelconque, et le « 18 janvier »
là comme une condamnation à mort, la fête déjà allude à la morsure du sort :
elle part « vers quatre heures du matin », ils « descendaient vers la
Seine », lui « rentra vers sept heures », « tout le jour »,
etc. Ainsi l’on passe d’une description initiale d’ordre général à une
déchéance, au sens platonicien, dans le particulier. Celui-ci se constitue
selon deux modes : la guérison sera lente — dix ans — et surtout
répétitive — « chaque matin », « chaque mois » — avant de se
rétracter à nouveau dans l’habitude, cette fois réellement misérable, mais réduisant
la tension, « un dimanche », aux « Champs-Elysées », afin
que dans ce rythme l’auteur puisse terminer en donnant le coup de grâce.
Tout un abyme parallèle est ouvert par Maupassant :
alors qu’elle songeait d’abord aux « vaisselles merveilleuses », « elle
lava la vaisselle » ; ses rêves de valets se résolvent dans le renvoi
de la bonne ; la pauvreté du logement finit dans une mansarde ; la « souplesse d’esprit »
déchoit dans un corps « rude » ; et l’absence générale « d’espérances »
du début se reproduit particulièrement vers la clôture : « ils
avaient perdu toute espérance ».
Au-delà ne s’agit-il pas de morale ? Et une morale
de paradoxe, acerbe : la bonne jugée humiliante ne sera remplacée que par
son juge, Mme Loisel, qui comprend l’analogie entre l’exagération dans la vie
et celle dans les mots : du « j’aurai l’air misère » hyperbolique
l’on passe aux « misères » euphémistiques. Là, le narrateur, allant à
la « noire misère », semble mieux constant.
Une morale de punition donc : le désir immodéré et
le refus de sa condition sociale pressent Mme Loisel dans l’extrême opposé, et
si elle avait aimé les fleurs — accentuant encore la brindille qui fait
basculer la vie — elle n’aurait emprunté le bijou. Mais ce « rien »
qui fait tout basculer trouve tout de même sa cause dans l’appétit du
personnage.
Richemont, Les crêpes, fin XIXe s. |
Lectures analytiques
(trames)
Linéaire (ci-dessus) : cadre de vie moyenne, ouverture,
chute, fermeture (« l’ironie du sort »).
La proximité
narrateur / personnage
« C’était une de ces jolies et charmantes filles »
« Elle était plus jolie que toutes »
« Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux. »
« — [...] je n’ai pas de toilette. »
« — Cela m’ennuie de ne pas avoir de bijou. »
« elle
pleurait pendant des jours entiers »
« voyant
que sa femme pleurait »
« Elle
souffrait [...] de la misère des murs »
« J’aurai l’air misère comme tout »
La distance narrateur
/ personnages (et lecteur), les allusions de
celui-ci, donc sa complicité avec le sort, et contre le personnage : les
noms (« Loisel », alludant à la faiblesse, la médiocrité
intellectuelle peut-être, « la rue des Martyrs »), « désespérés »,
« un de ces vieux coupés », etc.
L’opposition Mme
Loisel / Mme Forestier
Les champs
lexicaux de la misère, de la souffrance, du songe, de la fatalité (destin,
espérer, héroïquement, il fallait).
Etc.
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